dimanche 13 octobre 2013

LA SAISON DES VISAGES

Il n'y a pas que de ton sommeil que tu me rapportes des histoires.
Mais aussi de toutes les heures que tu passes sur le trottoir, de tous les traits que tu scrutes et reproduis, de tous les visages que tu dévisages, des photos que tu recopies aussi, ces clichés usés par des années de portefeuille, où sourient pour l'éternité des disparus tant aimés qu'on te demande de ressusciter. 

C'est la fin de la saison et le portraitiste a rangé son atelier, trié ses crayons, ressorti ses pinceaux. 
Il a dit Je vais faire une nature morte, pour commencer

Or le visage a un corrélat d'une grande importance, le paysage, qui n'est pas seulement un milieu mais un monde déterritorialisé. Multiples sont les corrélations visage-paysage, à ce niveau "supérieur". L'éducation chrétienne exerce à la fois le contrôle spirituel de la visagéité et de la paysagéité : composez les uns comme les autres, coloriez-les, complétez-les, arrangez-les, dans une complémentarité qui renvoie paysages et visages6. Les manuels de visage et de paysage forment une pédagogie, sévère discipline, et qui inspire les arts autant qu'ils l'inspirent. L'architecture place ses ensembles, maisons, villages ou villes, monuments ou usines, qui fonctionnent comme visages dans un paysage qu'elle transforme. La peinture reprend le même mouvement, mais le renverse aussi, plaçant un paysage en fonction du visage, en traitant l'un comme l'autre : "traité du visage et du paysage". Le gros plan de cinéma traite avant tout le visage comme un paysage, il se définit ainsi, trou noir et mur blanc, écran et caméra. Mais déjà les autres arts, l'architecture, la peinture, même le roman : gros plans qui les animent en inventant toutes les corrélations. Et ta mère, c'est un paysage ou un visage ? un visage ou une usine ? (Godard). Pas un visage qui n'enveloppe un paysage inconnu, inexploré, pas de paysage qui ne se peuple d'un visage aimé ou rêvé, qui ne développe un visage à venir ou déjà passé. Quel visage n'a pas appelé les paysages qu'il amalgamait, la mer et la montagne, quel paysage n'a pas évoqué le visage qui l'aurait complété, qui lui aurait fourni le complément inattendu de ses lignes et de ses traits ?


6Les exercices de visage jouent un rôle essentiel dans les principes pédagogiques de J.-B. de la Salle. Mais déjà Ignace de Loyola avait joint à son enseignement des exercices de paysage ou des "compositions de lieu" concernant la vie du Christ, l'enfer, le monde, etc. : il s'agit, comme dit Barthes, d'images squelettiques subordonnées à un langage, mais aussi de schèmes actifs à compléter, à colorier, tels qu'on les retrouvera dans les catéchismes et manuels pieux.

Gilles Deleuze, Félix Guattari. Mille plateaux


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