lundi 24 mars 2014

Le terrier

Dans le couloir glacial (1), j'avais peine à le croire tandis qu'il me disait que en comparaison, je t'assure, la terrasse, on la croirait chauffée !
Pourtant. 
Les bourrasques forçaient le linge à danser dans la cour, ployaient dans le plus grand désordre les arbres voisins. 
Mais nous : 
moi adossée au mur blanc
lui la tête sur ma cuisse (2)
lisions
sans que le vent ne se mêle de tourner nos pages. 
Il voulait finir son chapitre (3) avant d'aller cuisiner. (4) 
J'avais posé de côté l'essai (5) et avais lu quelques pages de la nouvelle (6) que, quelques semaines auparavant, j'avais cherchée en vain dans ma bibliothèque. (7)
Provisions de bouche au marché, parenthèse diariste au café... dimanche avait, pour moi, tôt commencé et ce n'étaient pas les auteurs qui rendaient lourdes mes paupières.
Non.
Pas le sommeil non plus, dont je savais qu'il ne viendrait pas me chercher jusque là. 
Non. 
Mais une somnolence d'Alice (8) qui me faisait me sentir autant sur cette terrasse à l'abri des quatre vents qu'ailleurs. A l'entrée du terrier d'un lapin blanc, par exemple. 

C'est alors que, au moment où, justement, je cherchais de quoi marquer ma page, je m'aperçus qu'un carré de papier dépassait du livre. 
En découvrant ces mots (9) griffonnés par une autre main que la mienne, je ne sus, l'espace d'un instant, si je venais de m'éveiller complètement ou m'endormir profondément. 

(1) C'est à cet instant qu'il me parut évident de le baptiser -d'autres pièces de la maison le furent avant lui- couloir de la mort


(2) Retiendrait-il cela de ce jour comme du vendredi précédent ?

(3) De ce livre dont je sais précisément qui l'a eu en main avant lui, il a corné une page à mon intention : 
Ce doit être pour cela que j'ai tendance à vouloir tout comprendre, tout ce qui est dit et parvient à mon oreille, aussi bien dans mon travail qu'en dehors, même de loin, même si c'est dans l'une des innombrables langues que je ne connais pas, même si ce sont des murmures inaudibles ou des chuchotements imperceptibles, même s'il vaudrait mieux que je ne comprenne pas et si ce qui est dit ne l'est pas pour que je l'entende, ou si c'est dit justement pour que je ne le saisisse pas. Je peux décrocher, mais seulement dans certains états de vacance de l'esprit ou au prix d'un grand effort, c'est pourquoi je me réjouis parfois que les murmures soient vraiment inintelligibles, les chuchotements imperceptibles, et qu'il existe tant de langues qui me soient étrangères et impénétrables, c'est le seul moyen de me reposer. Quand je sais et que je constate qu'il n'y a rien à faire, que je ne peux comprendre malgré mon désir et mes efforts, alors je me détends, je me sens étranger et je me repose.
Javier Marias. Un coeur si blanc
(4) Et comme il avait dit Les dernières lentilles de la saison !, j'en avais exigé la perfection. 

(5) 
Il est impressionnant de constater cette adéquation dans la citation suivante, tirée d'une lettre de Heidegger à sa jeune disciple Hannah Arendt, où l'on pourrait remplacer le mot d'amour par celui de littérature pour en donner une définition magnifique et juste : "Pourquoi l'amour est-il d'une richesse sans commune mesure avec d'autres possibilités accordées à l'être humain, et un suave fardeau à ceux qu'il atteint, sinon parce que nous nous métamorphosons en ce que nous aimons tout en demeurant nous-mêmes ?"
Bertrand Leclair. Théorie de la déroute.
 
(6)
-Je ne suis pas sûre que vous vous en souveniez, déclara May Bartam après quelques temps, ... et je ne suis pas sûre non plus qu'il faille vous souhaiter une meilleure mémoire : ce n'est jamais agréable d'être forcé de se revoir tel que l'on était dix ans auparavant. Si l'oubli vous épargne ce retour en arrière, ajouta-t-elle en souriant, tant mieux !
Henry James. La bête dans la jungle.

(7) J'avais dû constater que mes déménagements successifs m'en avaient délestée. Aussi, de passage chez les bouquinistes de Bruxelles, je me l'étais à nouveau approprié.

(8)
Alice assise auprès de sa sœur sur le gazon, commençait à s’ennuyer de rester là à ne rien faire ; une ou deux fois elle avait jeté les yeux sur le livre que lisait sa sœur ; mais quoi ! pas d’images, pas de dialogues ! « La belle avance, » pensait Alice, « qu’un livre sans images, sans causeries ! »Elle s’était mise à réfléchir, (tant bien que mal, car la chaleur du jour l’endormait et la rendait lourde,) se demandant si le plaisir de faire une couronne de marguerites valait bien la peine de se lever et de cueillir les fleurs, quand tout à coup un lapin blanc aux yeux roses passa près d’elle.Il n’y avait rien là de bien étonnant, et Alice ne trouva même pas très-extraordinaire d’entendre parler le Lapin qui se disait : « Ah ! j’arriverai trop tard ! » (En y songeant après, il lui sembla bien qu’elle aurait dû s’en étonner, mais sur le moment cela lui avait paru tout naturel.) Cependant, quand le Lapin vint à tirer une montre de son gousset, la regarda, puis se prit à courir de plus belle, Alice sauta sur ses pieds, frappée de cette idée que jamais elle n’avait vu de lapin avec un gousset et une montre. Entraînée par la curiosité elle s’élança sur ses traces à travers le champ, et arriva tout juste à temps pour le voir disparaître dans un large trou au pied d’une haie.      Lewis Carroll. Alice au pays des merveilles
 (9) Rêves 

lapin malade, apeuré je cherche de l'aide. Un homme m'aide.

Je fuis un groupe de Gilles que j'ai provoqués. 

Je vois une rue avec de belles façades à l'ancienne. 
Nous sommes à deux. 
Nous montons le plus rapidement possible les escaliers étroits. Derrière les portes, chaque chambre est magnifiquement décorée, lit moelleux. 
Nous atteignons le dernier étage, je trouve une minuscule clef sur la statuette d'un ange en argent, je la décroche et avec un certain empressement je l'introduis dans la serrure.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire