lundi 15 septembre 2014

El retiro

Nous avons marché à travers, oui : traversé le parc del Retiro, croisant des amoureux, de vieilles personnes et des sportifs, oui : beaucoup de sportifs, dépassant des groupes assis dans l'herbe mais des enfants : peu, des enfants presque pas comme si l'heure était adulte, comme si les enfants étaient tous restés sur le parvis du musée de la Reine Sofia, des nuées d'enfants émiettant leur goûter ou tapant dans une balle, comme si aucun enfant de la ville n'était au parc del Retiro dont nous avons atteint le coeur, loin du tumulte et des avenues, loin des voitures et loin des gens car : nous étions moins d'une dizaine, visiteurs et gardiens y compris, au Palais Velazquez, devant les toiles de Kerry James Marshall.

En ville, c'est pourtant hors des parcs que je me sens retirée mais plutôt dans ces cafés internationaux où chacun ne donne à connaître de soi que son prénom -le vrai ? un emprunté ?- inscrit sur son gobelet, où les cheese-cakes, les sandwichs entamés attendent que les mains se libèrent des claviers ou des pages, car : des livres s'ouvrent, des ordinateurs, et les visages abandonnent le monde, les yeux se tournent vers l'intérieur,  oui : dans ces cafés uniformisés, nous sommes en retraite de la ville, de la vie, dans une communauté improvisée, toujours renouvelée, une communauté imaginée. 
Premièrement, il faut l'émergence de la métropole moderne, "la fréquentation des villes énormes" comme dit Baudelaire. La ville c'est la condition de la discrétion : parce que dans les villages ou les petites villes, tout ce qui est caché est toujours su; et dans les déserts, on est simplement solitaire -la question de la discrétion ne se pose pas.
Deuxièmement, il faut l'amour de la foule qui peuple les grandes villes, la passion de la multitude pensée à la fois comme "immense réservoir d'électricité", source d'énergie et d'imprévu inépuisable, et comme seul espoir de pouvoir vivre une "solitude peuplée", c'est-à-dire ni un splendide isolement orgueilleux et vite stérile, ni un esseulement tout aussi stérile, mais un état de communication dissymétrique dans lequel on ne cesse de voir sans être vu et d'être vu sans voir : seule la foule, la masse à la fois indifférenciée pour qui ne sait pas voir et invraisemblablement différenciée pour qui sait voir, est la communauté de ceux qui n'ont pas de communauté à laquelle on peut alternativement et se donner et se reprendre.
Pierre Zaoui. La discrétion ou l'art de disparaître.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire