jeudi 2 juillet 2015

L'anniversaire du reste de la vie

Sa voiture s'appelait George (1), sa caravane Rocinante (2), leur combi Wolkswagen Fafner (3), quant à moi, au volant de la Fourgonnette, imprégnée de leurs récits et impressions de voyages, le coude à la fenêtre, traversant le paysage sec et chaud de l'île, sur fond de parfaite bande son, je ne pensais plus du tout à ma destination. 
C'est au retour que j'ai vraiment réalisé. 
Cette incursion si exceptionnelle dans le monde hypermarché et climatisé où, descendant de la voiture surchauffée, j'avais introduit une pièce d'un euro dans la fente du caddie ergonomique et facile à manoeuvrer dans lequel j'avais déposé quelques articles que les doigts manucurés de la jeune caissière avaient à peine effleurés m'a fait me souvenir du temps où les charriots lourds et métalliques étaient éparpillés sur tout le parking, qu'un employé était payé pour les rassembler en longues très longues et bruyantes files, où les caissières apprenaient par coeur le clavier caché sur lequel elles tapaient les codes et les prix des articles étiquetés, m'a fait me souvenir que j'avais bien connu le vingtième siècle. 
C'est au retour que j'ai vraiment réalisé que, à un jour près, cela faisait dix ans que j'avais quitté ma vie d'avant, cette vie d'avant l'île, d'avant Lisbonne, d'avant Bruxelles, d'avant Tokyo, quand j'avais dans la poche une clé de voiture, un jeton de caddie, une liste de courses, à mon chevet un réveil à heure fixe, à mon doigt une alliance. 
Dix ans qui, je le mesure maintenant, m'ont changée bien davantage que les trente-cinq précédents. 

(1)

Un été, alors que nous lisions tous les premiers volumes que Mme Karénine consacrait à la vie palpitante de George Sand, nous avions une grande voiture spectaculaire qui démarrait toujours avec brio, pour tomber en panne dès la première montée, et nous la baptisâmes "Alfred de Musset", tandis que la petite mais infatigable machine qui remplaça "Alfred" fut naturellement nommée "George". Mais c'était le temps où les cartes routières contenaient des indications de pentes soigneusement racées comme des feuilles de température, et même "George" renâclait parfois devant l'état des routes autour de Lenox; je me souviens en particulier d'une nuit d'été où Henry James, Walter Berry, mon mari et moi restâmes assis au bord du chemin presque jusqu'à l'aube pendant que notre chauffeur essayait de persuader "George" de nous ramener au Mount.
Edith Wharton. Les chemins parcourus.


(2)
J'ai pensé que je pourrais écrire un peu en route, peut-être des essais, probablement des notes et sûrement des lettres. J'ai pris du papier, du papier carbone, une machine à écrire, des crayons, des carnets. Non seulement cela mais aussi des dictionnaires et une encyclopédie abrégée et une douzaine de livres de référence plus gros. Je crois que notre capacité à nous mentir à nous-même est sans limite. Je savais très bien que je ne prends que rarement des notes et que, si je le fais, ou je les perds ou je ne peux pas les relire. Je savais aussi, après trente ans de pratique que je ne peux pas écrire à chaud. Il faut que cela fermente. Je dois faire ce qu'un ami appelle "tourner en rond". Et, en dépit de cette connaissance de moi-même, j'ai équipé Rocinante avec le matériel suffisant pour écrire dix volumes. Qui incluait également 60 kilos de ces livres que je n'arrivais pas à lire… et je ne serais pas capable de le faire en voyage, évidemment.
Le livre de John Steinbeck, Travels with Charley a été traduit en espagnol par José Manuel Álvarez Flórez. C'est cette version que je traduis librement. 



(3)
"Un jour de mai 1982, Julio Cortázar et Carol Dunlop prennent l'autoroute du Sud en direction de Marseille. C'est le début d'une aventure et d'un jeu merveilleux, à la limite de la légalité, qui se déroulent pendant trente-deux jours sur l'A6. Les protagonistes sont l'écrivain, sa compagne et un vieux Combi Volkswagen, rebaptisé pour l'occasion Fafner, comme le dragon légendaire de Wagner. 



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