jeudi 10 septembre 2015

La force des choses

Avant de mettre en ordre ma vie, 
j'ai refait le gâteau de la veille. 
Lorsque mes parents "donnaient un dîner", et que tortues et canards, maquereaux grillés en saison, crabes en mayonnaise de céleri, jambon de Virginie aux pêches et au champagne (je mélange sans doute les saison dans cette évocation allégorique de leurs ressources), crème de haricots, soufflé de maïs et salade d'huitres se déversaient de la corne d'abondance et de succulence de Mary Johnson -ah, alors, le gourmet de cette époque disparue où la crème était de la crème, le beurre du beurre, le café du café, où la viande était chaque jour fraîche, et où le gibier ne faisandait que le temps qu'il fallait, pouvait s'enfoncer dans son fauteuil, et murmurer : "Le sort ne peut m'atteindre", devant sa tasse de moka et son verre d'authentique chartreuse. 
Je me suis étendue sur ces détails parce qu'ils faisaient partie -une partie très importante et très honorable- de cette antique formation d'une maitresse de maison qui, du moins dans les pays anglo-saxons, devait être balayée par le "monstrueux régiment" des émancipées : jeunes femmes qui ont appris de leurs aînées à mépriser la cuisine et la lingerie et à remplacer l'art complexe de la vie civilisée par l'obtention de diplômes universitaires. Ce mouvement a commencé lorsque j'étais jeune, et maintenant que je suis vieille, que j'ai observé sa progression et pris note de ses résultats, je déplore plus que jamais l'extinction des anciens arts domestiques. La conservation des aliments par le froid, si regrettable soit-elle, a fait beaucoup moins de mal à la vie au foyer que les études supérieures. 
Edith Wharton. Les chemins parcourus. 

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