mardi 30 juin 2015

Tuesday self portrait

Un jour, alors que j'avais sept ou huit ans, un cousin plus âgé me déclara que les bébés ne venaient pas des fleurs mais des gens. Je n'avais pas suscité cette information, mais comme ma mère m'avait dit que ce n'était "pas bien" d'être curieuse en ce domaine, j'eus un vague sentiment de contamination, et j'allai aussitôt avouer mon offense involontaire. Je reçus une sévère réprimande, qui me laissa un sens aigu de quelque chose de "pas bien" et m'empêcha efficacement de mener plus loin mes investigations. Et ce fut littéralement tout ce que je sus des processus de la génération jusqu'à plusieurs semaines après mon mariage -l'explication que je m'étais forgée entre-temps étant que les gens mariés avaient des enfants parce que Dieu avait vu le pasteur les unir à travers le toit de l'église ! 
Puisque j'aborde ce sujet, j'ajouterai que, quelques jours avant mon mariage, je fus envahie d'une telle crainte de ce sombre mystère que, rassemblant tout mon courage, j'allai voir ma mère pour l'implorer, le coeur battant jusqu'à m'étouffer, de me dire "ce que signifiait être mariée". Son beau visage prit aussitôt cet air glacial de désapprobation que je redoutais le plus. "Je n'ai jamais entendu une question aussi ridicule !" déclara-t-elle avec impatience. Et je sentis à quel point elle avait dû me trouver vulgaire. 
La froideur de son expression alla jusqu'au dégoût. Elle se tut pendant un terrible moment; puis elle reprit avec effort : 
"Tu as vu suffisamment de tableaux et de statues dans ta vie. N'as-tu donc pas remarqué que les hommes sont… faits autrement que les femmes ?
-Oui, bredouillai-je d'une voix blanche. 
-Et alors ?"
Je ne répondis rien, par simple incapacité à la suivre, et elle lança sèchement : "Pour l'amour du ciel, ne me pose plus de questions idiotes. Tu ne peux pas être aussi stupide que tu feins de l'être !"
Cet épouvantable moment était terminé, et pour seul résultat je fus accusée de stupidité pour ignorer ce sur quoi on m'avait formellement interdit d'exposer des questions, à quoi on m'avait même interdit de penser ! … Je note cette brève conversation parce que la formation dont elle était la conclusion admirable et logique fit plus que tout pour falsifier et désorienter ma vie entière… Mais, au fond, elle ne fit ni l'un ni l'autre, elle n'a fait que renforcer le fait inévitable qu'on est ce qu'on est, et que l'éducation peut retarder, mais ne peut pas entraver, une évolution personnelle. Cependant, que de tragédies peuvent germer dans ce retard !… 
Edith Wharton. Les chemins parcourus

lundi 29 juin 2015

Une rumination (fragments d'insularité)

Dans les champs, les moutons
tondus jouent aux caméléons
ou parfois font de jolies taches
mais ne me consolent en rien de l'absence de vaches

dimanche 28 juin 2015

L'adresse

Elle s'appelle avenue alors que je la dirais plus volontiers route. Elle porte le nom d'une direction possible, d'une ville sans charme (1) du centre de l'île. Elle-même n'a aucune particularité, aucune distinction, se contente d'être bordée de maisons dont je me dirais, si je faisais partie de ceux qui, innombrables, passent en voiture devant Mais qui peut supporter d'habiter là ?, sauf que : nous. Aussi, quand, de la cour ou du studio, j'entends la voix enregistrée et monotone du bus à impériale touristique, je ne sais pas ce qu'elle pourrait mentionner d'autre que cette maison, à votre droite, oui, eh bien, dans cette maison si modeste et sans cachet apparent vivent un peintre de talent et celle qui, volontiers et souvent, lui sert de modèle

(1) quoique. A mes yeux de citadine aimant les villes usées (2) et habitant dans un village vitrine, des immeubles ordinaires (3) en ont, du charme, à certaines heures de la journée ou de la saison. 

(2) Lisbonne, ainsi, me plut dès le premier jour où je l'habitai. 























(3)

samedi 27 juin 2015

Une enquête sentimentale

Vous êtes-vous déjà baigné dans un torrent ?
Aimez-vous regarder les clips des chansons ?
Et les documentaires animaliers ?
Avez-vous déjà vu chaque pièce de votre logement du haut d'une chaise ou d'un escabeau ?
Vous arrive-t-il 
souvent
rarement
jamais 
d'être éveillé par un coup de téléphone en pleine nuit ?
Vous êtes-vous déjà rendu dans un lieu après l'avoir vu dans un film ?
Quand vous êtes-vous trouvé dans un embouteillage pour la dernière fois ? 
Evaluez-vous facilement et justement les quantités de nourriture qui vont vous rassasier ?
Vous est-il déjà arrivé de garder des liens durables avec des gens rencontrés pendant des vacances ?
Ecrivez-vous volontiers des commentaires sur les sites que vous consultez sur internet ?
ICI, des voix sentimentales

vendredi 26 juin 2015

Le cabinet des rêves 233

Je suis dans notre maison, dans notre chambre qui donne sur un couloir dans lequel j'entends passer J.M. avec des amis à qui il fait visiter la maison. Apprenant que je bénéficie d'un studio à l'étage "en plus", l'un d'eux, sans savoir que je les entends, dit que je dois être un peu égoïste pour profiter de tout cela. 
La chambre est composée de deux parties. 
L'entrée, dans laquelle je me trouve, ressemble à une salle de bain. 
Je me vois, d'ailleurs, dans le miroir surplombant le lavabo et je constate que ce que je porte ne me va pas du tout. 
Je décide de me changer et, pour cela, vais fermer les stores des fenêtres de l'autre partie de la chambre. 
Or, alors que je me saisis de la manivelle, je m'aperçois non seulement que celle-ci est cassée mais aussi qu'il n'y a pas de vitres aux fenêtres : de grandes baies qui donnent directement dans la rue. 
Ma présence près des fenêtres attire l'attention des passants qui entrent sans se soucier de ce que je leur dis : C'est chez moi
Ils disent, même, qu'ils m'envient d'habiter dans un parc si agréable et ils vont s'y installer pour profiter de la présence d'un musicien et d'un peintre qui sont dans ce qui, effectivement, en plus d'être ma chambre, est un jardin. 

Rêve du 25 mai 2015

jeudi 25 juin 2015

10
minutes

du lit 
à l'eau
de cire 
ou
d'eau
l'ouïe
pareillement close

mercredi 24 juin 2015

Voyage autour d'une (autre) chambre. 4 : le temps perdu

Stalker arrive dans un tunnel qui retombe où il se trouve avec les autres. Apparemment, ils avancent comme il faut, ils sont prêts à continuer. Mais le Professeur n'est pas content. Il n'était pas conscient qu'ils allaient continuer l'expédition, il croyait que Stalker voulait leur montrer les vues -une excursion complémentaire, comme on dit dans l'industrie touristique- et il n'a pas emporté son sac. Il faut revenir pour lui. On ne peut pas revenir, lui dit Stalker. On ne peut plus revenir en arrière, explique-t-il, on ne peut pas revenir où on a déjà été. Le Professeur insiste. Il veut son sac. (A ce moment-là, je m'identifie pleinement avec le désir du Professeur de retrouver son sac. Il y a six ans, ma femme est revenue d'un voyage à Berlin avec un de ces sacs Freitag confectionnés avec des bâches et des ceintures de camion recyclées. Au contraire de certains sacs Freitag, il était assez simple -gris uni, en fait- et, au début, j'ai éprouvé une petite déception. Cependant, avec le temps, j'ai compris que ma femme avait fait le choix le plus sage et j'ai fini par tomber amoureux de mon sac. Et alors, il y a dix jour, à Adelaïde, au cours d'une longue nuit de boissons et d'activités diverses, je l'ai perdu, je ne sais où : dans un restaurant, dans une fête, dans un taxi ou dans les jardins des Arts Festival. Personne ne m'a rendu mon sac. Il a disparu… et il ne peut pas être remplacé par un autre identique. A présent, les sacs Freitag sont faits à la chaîne, bien qu'on pourrait en obtenir un à peu près pareil. Mais c'est le mien que j'aime, c'est le mien que je veux retrouver. En ce moment, en fait, si j'étais dans la Chambre, mon plus grand désir serait de retrouver mon sac Freitag. Il y a une parabole -ou peut-être est-ce seulement une partie d'un numéro comique- selon laquelle, à la fin de ta vie, on retrouve toutes les choses qu'on a perdues. Cette bonne idée mène à une déception terrible si on récupère des milliers de stylos et de parapluies, chacun d'entre eux étant une métaphore, je suppose, de la valeur qu'on met dans des choses qui n'en ont pas. Mais ce serait bien si, à la fin de la vie, on nous révèle où sont nos dix ou vingt biens préférés, si on pouvait voir un film de soi plus jeune, s'éloignant de la table du festival d'Adélaïde, un peu saoul, pendant que le sac Freitag, d'un gris discret et stylé, reste oublié, muet, incapable de crier "Ne m'oublie pas". "Cela a été", se dirait-on en balançant la tête, assombri par la profondeur et le mystère de toutes choses, de sa propre vie. Et, qui sait, peut-être que la révélation de comment on a perdu ces objets chéris nous réconcilierait avec cette autre perte d'une manière à laquelle la religion ne parvient pas.)
Stalker demande au Professeur : Pourquoi ce sac vous préoccupe-t-il tant ? Allez dans la Chambre, où tous vos désirs s'accompliront. Si ce que vous voulez, ce sont des sacs, vous serez couvert de sacs. Bien vu… bien que les gens se soient pris d'affection pour les choses plus étranges, plus triviales. En fait, c'est une version de la bonne vie qu'on nous encourage à suivre, avec la croyance erronée qu'une abondance de sacs -ou d'iPads, de voitures ou de costumes Armani- nous donnera la félicité. (Bien que, dans le cas de mon sac Freitag, il ne s'agisse pas de ce qui allait me donner le bonheur, c'était le bonheur, je le comprends, maintenant qu'un composant de mon bonheur que je n'ai pas avec moi me procure du malheur.*

Il s'agissait d'une voix d'homme, en ce temps-là, à l'accent du sud, qui annonçait l'arrivée en gare. Alors, je peignais mes lèvres car, sur le quai, mon amant m'attendait.
Au troisième de nos rendez-vous, ses doigts encerclant mon poignet, remarquant que ma montre était différente à chaque fois qu'on se voyait, à voix haute il souhaita que j'en possède beaucoup d'autres et je crois qu'il ne me fit aucune déclaration plus jolie.
Il disait, on disait de lui qu'il était distrait.
Il ne m'a pas oubliée j'en jurerais mais je serais moins étonnée qu'il n'ait pas gardé le souvenir du modèle de la montre que je lui avais offerte, qu'il avait perdue peu de temps après, peu de temps avant que l'on se voie moins, que l'on ne se voie plus très souvent, que l'on ne se voie plus.
Je m'en souviens, quant à moi. Il s'agissait d'une montre Swatch (1) que jamais je n'ai vue sur un autre que lui.
L'aimais-je plus que l'amant ? J'ai longtemps regretté de la lui avoir donnée avant de, longtemps aussi, penser que j'allais bien croiser quelqu'un qui l'aurait au poignet et qui me répondrait : Elle est belle, hein ?! Je l'ai trouvée, un jour, à Paris, par terre. Depuis, je ne l'ai plus jamais quittée.

(1) En ce temps-là, j'aurais dû la décrire (2) mais, grâce au temps présent, j'ai pu en trouver la photo (3) sur internet.
(2) J'aurais dit : intégralement noire -y compris les aiguilles- à l'exception d'une fenêtre en forme de part de fromage, à la place d'une heure, à l'intérieur de laquelle trois bandes de couleur tournaient à mesure que le temps passait, formant des combinaisons toujours inédites. Je ne me serais pas trompée.
(3)












*Le livre de Geoff Dyer, Zona : a book about a film about a journey to a room, un livre à propos du film Stalker de Tarkovski, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Zona. Un libro sobre una película sobre un viaje a una habitación. C'est de l'espagnol que je fais une traduction libre.

mardi 23 juin 2015

Tuesday self portrait

J'ai emmené un compagnon dans mon voyage : un caniche français, vieux et chevaleresque du nom de Charley. Bon, en réalité, il s'appelle Charles le Chien. Il est né à Bercy, dans les faubourgs de Paris, il a été éduqué en France et, bien qu'il sache un peu d'anglais caniche, il répond rapidement seulement aux ordres en français. Sinon, il n'a qu'à traduire mais ça le retarde. C'est un caniche très grand, d'une couleur appelée bleu* et il est vraiment bleu quand il est propre. Charley est un diplomate de naissance. Il préfère la négociation à la bagarre et très opportunément : cela ne lui convient pas de se battre. Une seule fois durant ses dix années de vie, il a eu des problèmes : quand il a rencontré un chien qui a refusé de négocier. Il a perdu, à cette occasion, une partie de son oreille droite. Mais c'est un bon gardien… il rugit comme un lion afin de cacher aux étrangers qui errent dans la nuit le fait qu'il serait incapable de mordre ne serait-ce qu'un cornet de papier.*

(…) Charley aime se lever tôt et il aime que, moi aussi, je me lève tôt. Et pourquoi n'aimerait-il pas cela ? Aussitôt qu'il a mangé, il retourne dormir. Il a développé, au fur et à mesure des années, une série de méthodes, innocentes en apparence, pour réussir à me faire me lever. Il peut se secouer et secouer son collier avec assez de force pour réveiller un mort. Si cela ne marche pas, il a une crise d'éternuements. Mais sa méthode la plus irritante est peut-être celle de s'asseoir à côté de mon lit et de regarder fixement mon visage avec une expression douce et indulgente et moi, je sors d'un sommeil profond avec la sensation d'être regardé. J'ai appris à garder les yeux bien fermés. Mais il suffit que je les cligne pour qu'il éternue et s'étire et c'en est fini pour moi, le sommeil de cette nuit. De nombreuses fois, la guerre des volontés s'est prolongée un bon moment, moi gardant les yeux fermement clos et lui se montrant indulgent mais c'est quasiment toujours lui qui gagne. Il aime tellement voyager qu'il voudrait partir tôt et tôt, pour Charley, c'est quand l'obscurité s'atténue à peine, avec l'aube. 

*en français dans le texte

Le livre de John Steinbeck, Travels with Charley a été traduit en espagnol par José Manuel Álvarez Flórez. C'est cette version que je traduis librement. 

lundi 22 juin 2015

(pén)INSULAIRE (fragments d'insularité)

Pendant 80 minutes, la vie fut un plan séquence aux allures madrilènes. 
Hablar signifie parler, j'ai beaucoup écouté. 





J'ai quitté la nuit d'août du quartier Lavapiés de Madrid
en sortant du cinéma.







J'ai rejoint la lumière d'une après-midi de juin à Palma. 
C'était l'heure du goûter, rue Blanquerna. 
Je me suis assise en terrasse, le film n'avait pas cessé
:
j'ai continué à écouter les gens parler. 

dimanche 21 juin 2015

(sous) le toit du monde

Le pique-nique et nous étions prêts, le ciel ne l'était pas. 
Ou alors était-ce le vent, 
car l'île cesse rarement d'être bipolaire alors la mer au bout de la route, oui mais le vent, donc, ou le bruit trop abondant, parfois aussi. 
Alors, nous étions montés au studio et cet autre jour aussi et, d'ailleurs, c'était hier, où ta tête était sur mes genoux et dans tes yeux : toute la hauteur jusqu'au plafond, le reflet de la fenêtre, on aurait pu les croire clairs. 

samedi 20 juin 2015

Une enquête sentimentale

Avez-vous un téléphone portable ?
Si non, en avez-vous déjà eu un ?
Vous arrive-t-il de regretter le choix des vêtements que vous portez alors qu'il est trop tard pour en changer ?
Avez-vous déjà demandé à un inconnu de vous prendre en photo ?
Quand vous avez un projet, en parlez-vous 
pour qu'il se concrétise 
ou n'en parlez-vous pas
de peur qu'il n'aboutisse pas ?
Vous sentez-vous 
parfois
rarement
jamais 
trahi 
?
Avez-vous déjà vu naître un animal ?
Vous êtes-vous déjà fait opérer ?
A quel âge avez-vous vu la mer pour la première fois ?
Jouez-vous à des jeux vidéo ?
Si oui, quel est votre préféré ?
Si vous ne l'êtes pas, pourriez-vous être écrivain ?
ICI, des voix sentimentales

vendredi 19 juin 2015

Le cabinet des rêves 232

Je dois aller chercher J.M. à l'aéroport. 
Je suis avec E., nous ne sommes pas en avance. 
Nous nous arrêtons en route, cependant : E. veut manger une pizza. 
Au moment de repartir, je m'aperçois que j'ai oublié de reprendre mon sac. 
E. me dit de retourner en arrière mais de me dépêcher. 
Avant même d'arriver au restaurant, sur les marches, je vois : non pas mon sac neuf avec lequel j'y étais mais deux de mes anciens, à moitié renversés. 
Je ne comprends pas. 
Je ne me sens pas bien, je crois avoir des hallucinations. 
Cela me soulage que E. conduise. 

Rêve du 20 avril 2015

jeudi 18 juin 2015

oui mais moi

, par exemple. Moi, eh bien, ce jour-là, je pense que ça leur a traversé l'esprit d'appeler une ambulance, aux libraires, je suis sûre qu'ils ont eu envie de me voir disparaître encadrée d'hommes en blanc, alors dans un sens, heureusement que les services psychiatriques sont débordés mais, est-ce que ça ne vous est pas arrivé à vous aussi, à tout le monde, non ?, un jour ou l'autre, de paraître bon à enfermer ? moi, par exemple, ce jour-là, où j'avais fait le tour de toutes les librairies de la ville, scandalisée que ce soit en vain alors qu'il ne me restait plus que quelques pages avant la fin du deuxième tome de la Recherche et alors que je n'avais pas encore le troisième, j'ai dû leur paraître folle, aux employés auprès de qui j'ai fait un scandale parce qu'on doit l'avoir en poche, si vous voulez, je vais demander à ma collègue mais je pense qu'on l'a, ou bien on peut vous le commander, vous l'aurez dans cinq jours. 
L'imparfait est le temps de la fascination : ça a l'air d'être vivant et pourtant ça ne bouge pas : présence imparfaite, mort imparfaite; ni oubli ni résurrection; simplement le leurre épuisant de la mémoire. Dès l'origine, avides de jouer un rôle, des scènes se mettant en position de souvenir : souvent, je le sens, je le prévois, au moment même où elles se forment. -Ce théâtre du temps est le contraire même de la recherche du temps perdu; car je me souviens pathétiquement, ponctuellement, et non philosophiquement, discursivement : je me souviens pour être malheureux/heureux- non pour comprendre. Je n'écris pas, je ne m'enferme pas pour écrire le roman énorme du temps retrouvé. 

Roland Barthes. Fragments du discours amoureux

(C'est en écoutant Roland Barthes parler de la Recherche du temps perdu que j'ai repensé à cette scène de 1993.)



mercredi 17 juin 2015

Voyage autour d'une (autre) chambre. 3 : la saucisse

Nous croyons que nous avons de grands objectifs dans la vie mais, en réalité, à l'heure de vérité, nous nous contentons facilement de quelque chose d'un peu trivial que nous avons eu tout le temps et qui nous a rendu la vie supportable. Je me souviens d'une des nombreuses conversations avec mes parents à propos de ce qu'ils feraient s'ils gagnaient au loto sportif. Le loto sportif : pour de nombreux britanniques, c'est l'équivalent de la Chambre, la chose qui réaliserait tous leurs désirs. "Moi, je me contenterais -a dit ma mère avec un mélange d'orgueil et d'humilité- d'aller au supermarché et d'acheter le meilleur filet qu'ils auraient. C'est la seule chose que je veux." "ça, tu peux DEJA le faire !", j'ai crié. Ce que voulait vraiment ma mère, c'était de se priver de la chose -des choses, en réalité, parce qu'elle aurait probablement pu se permettre de manger le filet du supermarché tous les jours de sa vie- qu'elle aurait désirée. (En opposition avec la génération actuelle de consommateurs, qui n'ont pas peur de s'endetter, mes parents m'ont inculqué une gestion de la dépense très simple : Si on ne peut pas se le permettre, on s'en passe. De fait, la première partie -"Si tu ne peux pas te le permettre"- était assez superflue puisqu'il ne s'agissait pas tant d'économiser que d'une philosophie du "s'en passer"). 
(…) Quand ma mère s'est trouvée au premier stade de ce qui a fini par être son ultime maladie, mon père m'a raconté que, oui, parfois elle achetait de la viande au supermarché mais toujours le morceau le moins cher et "jamais le plus beau". Il m'a aussi dit qu'elle regrettait son régime des cinquante dernières années. Si seulement elle avait mangé "plus de graisse". Pas de la viande, de la graisse. Cela aurait fait un excellent souhait pour la Chambre. Imaginez : son voeu le plus cher est d'avoir mangé plus de graisse. Bien que ce soit un peu tergiverser avec la Chambre parce que jamais Stalker n'a affirmé que les pouvoirs de la Chambre étaient rétrospectifs. On peut entrer dans la Chambre et manger toute la graisse qu'on veut désormais, mais on ne peut pas transformer la vie  qu'on a menée en une autre dans laquelle, même pendant les années de vache maigre, on aurait dévoré des montagnes. 
Mais bon, admettons que le pouvoir de la Chambre a un effet immédiat, pas rétroactif. Si notre plus grand désir est celui que montrent notre vie et nos habitudes quotidiennes, alors le mien est de perdre le temps en ceci et cela, passer ma vie à rien, errant du bureau à la cuisine (à préparer un thé) et de chez moi au café (à prendre un café). Tout se résume dans cette phrase de Solaris sur le fait que nous ne savons pas quand nous mourrons. S'il me restait une semaine de vie, il serait absurde de perdre mon temps chez moi de cette façon. Je préfèrerais faire quelque chose d'excitant (bien que, pour le moment, je ne vois pas de quoi il s'agirait). Non, je dois y penser attentivement. S'il me restait une semaine à vivre ? Est-ce que je ne m'envolerais pas vers une plage idyllique de Thaïlande ou des Bahamas ? Mais alors, je passerais douze heures dans un avion et trois jours de plus détruit par le jetlag, me réveillant en pleine nuit, trop fatigué pour me lever et traînant tout le jour, essayant de rester éveillé pour pouvoir dormir la nuit suivante. Donc, c'est compliqué. S'il nous reste si peu de temps, on ne ferait pas ce qu'on fait déjà. Mais, en cela, cette vie d'écrivain, cette vie où on passe son temps à faire plus ou moins ce qui nous plait, est différente. C'est pourquoi, puisqu'il est probable qu'il me reste encore une saison ici, ce serait mon plus grand souhait en ce moment : m'asseoir ici, écrire et tenter d'élucider quel pourrait être mon principal désir.*
Un temps je l'ai cru, oui. 
Que le pique-nique serait meilleur s'il était transporté dans un panier en osier, que je serais plus jolie en portant un manteau comment ? long ? mi-long ? à moins que ça ne soit un blouson en cuir, plus heureuse avec une vue sur la mer, dans une grande maison aux murs peints en 









ou en 









à moins que ça ne soit en 


No.17
mais, de toute façon, couverts de livres, sans piscine, sans chien -ah non, merci bien !- mais avec véranda, Saab 900 -uniquement du millésime 1979 s'il vous plait- dans le garage à moins que ça ne soit avec vue sur la ville -mais pas une ville de province, hein !- au dernier étage avec balcon.

Un temps j'y réfléchissais, oui. 
A ce que je ferais si je gagnais au loto, si je me savais atteinte d'une maladie incurable, si je rencontrais la fée aux trois voeux, je ne trouvais pas si évident de faire mieux que les vieux  
  1. -Encore de la soupe ! grogna le bûcheron. Comme j'aimerais avoir une bonne saucisse bien grasse à manger ce soir. 
  2.  -Je voudrais que cette saucisse te pende au bout du nez ! 
  3. Ils n'eurent plus qu'à souhaiter d'être débarrassés de cette saucisse gênante.

, j'examinais les possibilités. 

Un temps, oui.
Mais maintenant, qu'ils viennent, le stalker, le professeur, le savant, qu'ils viennent me proposer de les accompagner dans la Zone, vers la Chambre dont on dit qu'elle exauce le plus cher désir et je leur dirais sans hésiter Allez-y sans moi, les gars, laissez-moi, je n'ai aucune envie de sortir de ma chambre


*Le livre de Geoff Dyer, Zona : a book about a film about a journey to a room, un livre à propos du film Stalker de Tarkovski, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Zona. Un libro sobre una película sobre un viaje a una habitación. C'est de l'espagnol que je fais une traduction libre.

mardi 16 juin 2015

Tuesday self portrait

"Amoureuse", piètre mot pour exprimer tant de choses !… Imprégnée, voilà qui exprime mieux… Imprégnée, c'est cela tout à fait, imprégnée depuis la peau jusqu'à l'âme car l'amour définitif m'est si entré partout que je m'attendais presque à voir mes cheveux et ma peau en changer de couleur. 
Colette. La retraite sentimentale

lundi 15 juin 2015

Colorimétrie de la lenteur (fragments d'insularité)

Je vis sur une île de la Méditerranée, Majorque, et en navigant sur le fleuve de la Plata, j'ai compris deux choses. Que, sur mon île, je vois toujours un seul horizon pratiquement immobile et que, sur le fleuve, sur le bateau, j'étais toujours dans une espèce de parenthèse de deux horizons, un de chaque côté, qui se déplaçaient lentement en arrière. Un arrière subjectif, puisque c'était moi -c'était nous, sur le bateau- ceux qui bougeaient.*
Le 
temps
 souvent
est long
avant
d'
atteindre 
l'
autre 
rive

*J'ai traduit librement un extrait du livre El aprendizaje de la lentitud, un récit illustré du voyage que Pere Joan a fait en bateau, sur le fleuve Paraná, de Buenos Aires jusqu'à Asunción. 

Vivo en una isla del Mediterráneo, Mallorca, y al navegar por el Río de la Plata comprendi dos cosas. Que en mi isla siempre veo un solo horizonte prácticamente inmóvil y que en el río, en el barco, siempre estaba en una especie de paréntesis de dos horizontes, uno a cada lado, que se desplazaban lentamente hacia atrás. Hacia un atrás subjetivo, pues era yo -éramos nosotros y el barco- los que nos movíamos.
Pere Joan.

dimanche 14 juin 2015

A PLACE FOR EVERYTHING (la conquête de l'espace)

J'aimais surtout septembre. 
Les dossiers SPECIAL RANGEMENT regorgeaient de tiroirs, de boîtes. Les bureaux y étaient astucieusement pensés, les lampes impeccablement orientées, les fauteuils disposés pour favoriser la concentration. On y mettait en garde : le travail à la maison, oui ! mais faites attention de ne pas le laisser empiéter votre vie de famille ! 
A feuilleter les pages glacées, j'étais devenue experte en solutions astucieuses, en étagères ordonnées mais je n'avais rien à ranger ni métier à exercer. 
A présent, les jours où je ne peux plus rien y poser, sinon tes bouquets, ni jolis pots à crayon, ni boîtes cartonnées, ni classeurs étiquetés, je fais tout disparaître dans l'unique tiroir de mon bureau afin d'y exercer ma profession : je suis ta parfaite secrétaire, ton attachée culturelle personnelle. 

samedi 13 juin 2015

Une enquête sentimentale

Avez-vous
souvent
rarement
jamais
l'impression de devoir lutter contre votre tempérament ?
A quoi vous sert le plus votre imagination ?
Avez-vous déjà volé un livre ?
Y a-t-il une ville qui a (beaucoup) compté dans votre jeunesse ?
Avez-vous déjà gagné lors de compétitions sportives ?
Vous arrive-t-il 
souvent
rarement
jamais
de vous lever à l'aube ?
Qu'évoque, pour vous, mai 68 ?
Êtes-vous 
souvent
parfois
jamais 
politiquement correct ?
Aimez-vous les gadgets ?
Vous êtes-vous déjà trouvé en minorité à cause de la couleur de votre peau ?
ICI, des voix sentimentales

vendredi 12 juin 2015

Le cabinet des rêves 231

Nous sommes au café, M. et moi. 
Au même moment où nous nous installons à une table ronde dans un angle, une cliente veut sortir et nous nous apercevons que la porte est juste là où nous sommes. 
Nous nous relevons et nous nous bousculons tous les trois : elle pour passer, nous pour la laisser passer. 
La cliente est japonaise, elle a une poussette, quand elle atteint la porte, elle l'ouvre et regarde de chaque côté avec un air méfiant avant de décider qu'elle peut sortir avec son enfant. 
Nous la regardons à travers la baie vitrée du café, s'éloigner rapidement. 
Je dis Tu as vu comme elle est petite ? : elle est de la taille d'un enfant de dix ans. 
J'ajoute C'est vraiment une japonaise typique ! 
M. me dit Pourtant elle parle anglais ! 
Je commence à rire : Ah bon ? Et qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
Il parle en yaourt pour signifier qu'il n'a pas compris la phrase mais seulement un mot qui ressemble à Musician
J'éclate de rire : j'avais très bien entendu, moi, qu'elle disait Sumimasen

Rêve du 21 mai 2015

jeudi 11 juin 2015

UNE VIE DE*


Elle aimait mieux sa vie d'avant, sa vie de va et vient, de bruit, de fêtes, de bains de mer improvisés, plutôt que ma vie à moi, d'émissions de radio en français, de repas à heure fixe et sans miettes, de silence pour la sieste, de solitude et d'isolement...
Elle soupire, elle ferme les yeux, elle baille, elle s'ennuie, elle fait un peu de yoga, elle sort dans la cour, revient, elle va voir ceux que j'appelle ses copains mais qui ne lui sont rien, elle me signifie qu'il est l'heure de manger...

Je voudrais lui dire que ce n'est rien, que ça ne va pas durer, qu'elle va la retrouver, sa vie sans moi, je voudrais la rassurer, lui dire que le temps va passer vite…
Elle n'a pas l'air de me croire.   
            *

mercredi 10 juin 2015

Voyage autour d'une (autre) chambre. 2 : la mesure du vieillissement

J'imagine que, pour n'importe qui, il est rare de voir ses grands films -ceux qu'il ou elle considère comme grands films- passé trente ans. Après quarante ans, c'est extrêmement improbable. Après cinquante, impossible. Les films qu'on voit enfant ou adolescent ont une telle place dans nos coeurs qu'il est plus qu'impossible de les juger objectivement (en plus, on n'en a pas envie). Tenter de séparer leurs mérites et leurs défauts, les voir comme un adulte désintéressé, c'est comme tenter de mettre une note à notre enfance : impossible parce que ce qu'on examine ou qu'on essaie d'évaluer est une part essentielle de la personne qui essaie d'évaluer. Progressivement, en général entre la fin de l'adolescence et la vingtaine, on commence à voir de grandes oeuvres cinématographiques. Au début, on peine à comprendre ces oeuvres supposées magistrales : elles sont trop différentes, souvent trop ennuyeuses et difficiles. La majorité des films sérieux que je connais, je les ai vus pendant mes études à Oxford, au Penultimate Picture Palace et au Phoenix, à l'époque où il y avait des séances tardives tous les soirs. Quand j'ai vu Stalker, j'étais préparé à endurer la projection même si j'étais incapable de l'apprécier. Je connaissais suffisamment -à peine- la grammaire et l'histoire du cinéma pour savoir que Tarkovski les agrandissait, les adaptait, les étendait. Bien que l'expérience ne pouvait se réduire à ce qu'on appelle "cinéma". Ma capacité à m'émerveiller a été enrichie en même temps qu'altérée. Cette capacité s'est limitée, s'est définie de manière irréversible, de même que lire Tolstoi nous fait grandir et, en même temps, limite définitivement notre capacité à grandir encore, notre capacité à la révélation et à l'étonnement dans le domaine de la fiction. Evidemment, après Tarkovski, on peut encore apprécier Tarantino, on peut voir qu'il est en train de faire quelque chose de nouveau; comme Harmony Korine avec Gummo ou Andrea Arnold avec Fish Tank. Evidemment, évidemment. Mais quand j'ai eu trente ans, environ huit ans après avoir vu Stalker pour la première fois, le pouvoir du cinéma d'augmenter ma perception s'était réduite jusqu'à devenir insignifiante. *
On le constate dans les miroirs, sur les photos, aux taches sur notre peau, à notre goût faiblissant pour le camping, les concerts de rock, les sports de combat, les nuits blanches, à notre moindre endurance, notre moindre patience, notre plus grande exigence…
Mais on sait définitivement qu'on a vieilli le jour où, plutôt qu'affirmer sur un ton péremptoire que ce film est génial, t'as rien compris !, on s'entend dire avec précaution qu'on l'avait trouvé magnifique, à dix-sept, vingt-deux, vingt-huit ou trente-et-un ans... mais bon qu'on ne l'a jamais revu depuis alors que… si ça se trouve...

*Le livre de Geoff Dyer, Zona : a book about a film about a journey to a room, un livre à propos du film Stalker de Tarkovski, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Zona. Un libro sobre una película sobre un viaje a una habitación. C'est de l'espagnol que je fais une traduction libre. 

mardi 9 juin 2015

Tuesday self portrait

Un petit tintement de cuiller et de porcelaine dans le couloir m'avertit qu'on va monter chez Marcel la tasse de tilleul qu'il boit à dix heures, et je serre tout à coup les mâchoires, prête à me lever, à balayer la lampe et la table, et Annie et Marcel, en criant : "Fichez-moi le camp ! J'ai besoin d'être seule et ne pas entendre vivre sottement à côté de moi !"
Mais ça ne se fait pas. Et puis leur effarement me demanderait "pourquoi ?" Toujours expliquer, toujours expliquer ! Les gens sont étonnants : ils n'oseraient pas vous demander des nouvelles de vos fonctions intimes, mais ils vous questionnent crûment sur les mobiles de vos actes, sans pudeur, ni retenue… 
Colette. La retraite sentimentale

lundi 8 juin 2015

Un rêve familier (fragments d'insularité)

Les statistiques montrent que seulement trois pour cent des visiteurs étrangers qui viennent à Majorque y reviennent un jour. Je ne pourrais dire quel est le pourcentage de ceux qui visitent, par exemple, Dinant, Ostende ou la Forêt Noire, qui y retournent mais il est sûrement plus élevé. Le pourcentage de ceux qui viennent vivre ici de façon permanente et ne changent pas ensuite d'avis doit tourner autour de 0, 00003. Le Paradis fatigue vite.
 Robert Graves. Por qué vivo en Mallorca. (Je traduis ici librement la traduction espagnole qu'ont réalisée Lucía Graves et Natalia Farrán Graves de l'anglais)
Ils disent Ouistiti, ils disent Spaghetti, sur les photos, toutes les photos, ils sourient. 
Ils regardent les vitrines, ils spéculent, ils commencent leurs phrases par Et si
Ils vont rentrer. Ils ne vont pas revenir. 
La maison avec piscine vue à l'agence ne va pas leur appartenir. 

dimanche 7 juin 2015

Картинки с выставки*

Avant l'accrochage de juillet, j'ai tout monté au studio, le transformant ainsi en salle d'attente pour tes tableaux. 

*Tableaux d'une exposition est une série de dix pièces pour piano de Mussorgsky dont je connais davantage l'orchestration symphonique pour l'avoir jouée. Ma mère connaissait, bien sûr, cette oeuvre mais n'en possédait aucune interprétation. Nul doute, sinon, qu'elle me l'aurait passée, comme elle le faisait avec d'autres disques de classique, au moment où j'allais me coucher, lorsque j'étais petite. Les soirs où elle ne mettait pas de musique, je chantais jusqu'à ce que je m'endorme. Une chanson, en particulier, que j'aimais beaucoup mais dont, pourtant, je n'ai gardé aucun souvenir. Je n'ai pas davantage gardé le cahier de l'école primaire dans lequel je l'avais écrite. De cette période, je n'ai plus que mon cahier de poésie que je conserve davantage pour les poèmes que j'y composais que pour les pathétiques illustrations dont je les agrémentais. Bien que, dans le portrait que je fis d'elle à une dizaine d'années, tu voulus bien voir un air de ressemblance avec ma soeur. 

samedi 6 juin 2015

Une enquête sentimentale

Aim(i)ez-vous sauter dans les flaques ?
Ecoutez-vous 
souvent
parfois
jamais
de la musique au casque ?
Le format des livres que vous lisez a-t-il une importance ?
Avez-vous déjà passé un concours ?
Vos parents ont-ils fait votre éducation sexuelle ?
Avez-vous déjà croisé quelqu'un qui portait les mêmes chaussures que vous ?
Êtes-vous déjà monté sur une trottinette ? 
Avez-vous des enfants ?
Si oui, vous demande-t-on 
souvent
parfois
rarement
pourquoi vous avez choisi d'en avoir ?
Si non, vous demande-t-on 
souvent
parfois
rarement
pourquoi vous avez choisi de ne pas en avoir ?
Vous arrive-t-il de caresser des chiens que vous ne connaissez pas ?
Vous êtes-vous déjà endormi au cinéma ? 
ICI, des voix sentimentales

vendredi 5 juin 2015

Le cabinet des rêves 230

Lorsque j'entre dans ma chambre, je suis accueilli par les ronflements, les grognements et les grincements de dents de six inconnus. Lorsque, peu rassuré, je finis par m'endormir, je rêve que tous lisent Mein Kampf, et puis je montre le procès à mon amie lointaine, puis nous sommes seuls avec Landau, Hausner et Servatius, et dans le tribunal nous regardons Eichmann à la télévision car il est dans sa cage de verre parmi le public…
Harry Muslisch. L'affaire 40/61
Je fais du vélo mais le bas de mon pantalon se prend dans les rayons. 
Je m'arrête sur le côté, prends appui sur un banc pour le retrousser et je m'aperçois que je suis en pyjama. 
Un cycliste qui venait en sens inverse s'arrête à ma hauteur. 
Il me regarde avec un air pervers mais ce qui l'a attiré, c'est la sonnette de mon vélo, en forme de tortue qui couine quand on appuie dessus. 
Cela l'amuse beaucoup mais je l'interromps pour me remettre en route. 
Je croise un chien, assez grand, dont je me demande s'il faut que j'aie peur. 
Je pense Qu'on me laisse tranquille, maintenant, ça suffit ! 
Le chien fait demi-tour mais il est très pacifique. 
Il trotte à mes côtés, comme pour me tenir compagnie ou me protéger. 

Rêve du 21 mai 2015

jeudi 4 juin 2015

L'immersion

Or, je crois aussi, c'est peut-être une lubie, que pour utiliser sa propre langue dans toute son étendue et sa profondeur, sa géographie et son histoire, il n'est pas mauvais d'avoir au moins quelques notions de celles qui cohabitent avec elle dans le parler de la planète, la bornent comme des montagnes ou des mers, la pénètrent comme des golfes, jettent vers elle des fleuves, des dépressions, des anticyclones et enfin, d'une manière ou d'une autre, exercent sur elle une influence. Voyager, c'est fréquenter ce voisinage linguistique. Les langues sont des monuments aussi intéressants que les pyramides ou le Parthénon, pourquoi ne les visiterait-on pas ? N'en ramènerait-on pas des "souvenirs" ? Le goût immodéré que j'ai du subjonctif, jusque dans ses emplois désaffectés, vient sans doute, du côté de l'histoire, du latin, et de l'espagnol pour ce qui est de la géographie. 
Olivier Rolin. Mon galurin gris.
(Peinture de Benoît Drunat)
A force de lire en espagnol
je finirai par parler espagnol, un jour 
: comme un livre. 

mercredi 3 juin 2015

Voyage autour d'une (autre) chambre. 1 : l'art du patchwork.

C'était l'été dernier et lire Geoff Dyer m'avait emmenée à la Nouvelle-Orléansen Thaïlandeen Lybie… où, sans doute, je n'irai jamais. 
Cette fois, c'est dans un film que je voyage en sa compagnie… un film que, peut-être, je ne verrai jamais. 
De quelle catégorie d'écrivain suis-je, réduit à écrire le résumé d'un film ? Alors qu'il y a peu de choses que je déteste plus que quelqu'un qui, essayant de me convaincre d'aller voir un film, commence à le résumer, à en expliquer l'argument, et, de cette façon, détruit toute possibilité qu'on le voie. Pour ma défense, je dirais que Stalker est un film qui peut se résumer en quelques phrases. De sorte que, si résumer signifie réduire à un synopsis, alors ceci est le contraire d'un résumé. C'est une amplification et une expansion. Ce qui continue de poser question, c'est si la composition d'un tel résumé est une manière raisonnable de passer le temps.*
Du temps, il en est question. D'ailleurs : Pourquoi as-tu pris ma montre ? sont les tout premiers mots prononcés dans le film, la question que pose sa femme au stalker. Et quand celui-ci consulte le cadran, Geoff Dyer évoque The Clock, un film de vingt-quatre heures que Christian Marclay a réalisé en collant bout à bout des séquences de films indiquant toutes les heures d'une journée. 

A peine trois semaines plus tard, en lisant la description d'une scène de Stalker dans Une existence tranquille de Kenzaburô Ôé, 
Le stalker, revenu épuisé mais indemne de la "zone" malgré tous les dangers, était lui aussi désespéré. Il avait compris qu'en réalité ses clients se moquaient bien de la satisfaction spirituelle qui devait être accordée aux êtres humains dans la "chambre" située au coeur de la "zone". Il était pourtant convaincu que la "zone" avait le pouvoir de guérir les êtres déchus. C'était quelqu'un de sérieux, au point d'en être pitoyable. Après l'avoir mis au lit, sa femme se retournait soudain vers nous, et s'adressant à la caméra comme pour répondre à une interview, elle se mettait à raconter ce qu'elle pensait dans le secret de son coeur. Peut-être s'agit-il d'une technique cinématographique courante, mais j'ai vraiment aimé cette séquence. La femme rappelait que le guide était un jeune homme gourd, la risée de tous, et que, lors de son mariage, elle s'était heurtée à l'opposition de sa mère qui considérait les stalkers comme des êtres maudits et soutenait que de leur union ne pourraient naître que des enfants anormaux. Si elle avait passé outre, c'est qu'elle avait pensé, à moins que ce ne soit une simple justification a posteriori, qu'à une existence monotone elle préférait encore une vie peut-être difficile mais qui lui apporterait par moments du bonheur.

Kenzaburô Ôé. Une existence tranquille.
je pensai que, peut-être, il se trouvait, à travers le monde, assez de livres relatant ainsi des visions du film de Tarkovski, dont les extraits, collés bout à bout, reconstitueraient entièrement, finalement et subjectivement, le film.

*Le livre de Geoff Dyer, Zona : a book about a film about a journey to a roomun livre à propos du film Stalker de Tarkovski, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Zona. Un libro sobre una película sobre un viaje a una habitación. C'est de l'espagnol que je fais une traduction libre.  

mardi 2 juin 2015

Tuesday self portrait

Les animaux à sang froid peuvent devenir vieux à faire pâlir. Ils mènent une vie parcimonieuse, c'est pour ça. J'ai toujours senti que le sport m'était nocif. Cela dit la grande vieillesse ne fait pas partie de mes ambitions. Tandis que les mammifères et les oiseaux doivent maintenir leur température intérieure, ce qui nécessite beaucoup plus de nourriture et donc ça oblige à mener une vie trépidante. 
Gaëlle Obiegly. Mon prochain.

lundi 1 juin 2015

Météorologie nationale (fragments d'insularité)

Février, mars, ont versé sur Paris la pluie la plus noire qui puisse choir d'un ciel gris, la neige la plus froide parce qu'elle fond, la grêle qui craque sous le pied comme un collier rompu. Par certains après-midi maudits, en mars, on vit sous des rafales semi-liquides, semi-gelées, les chevaux de fardiers s'arrêter tête basse; les chauffeurs de taxi gagner le bar le plus proche; les garçons livreurs devenir, sous les porches géants, autant de statues en toile cirée. On vit l'autobus hésiter, le tramway réfléchir, aveuglé. On vit la place de l'Opéra, le boulevard et la rue de la Paix déserts, miroitants, bombardés par la colère d'en haut…
Colette. Le voyage égoïste.
Dans les films français 
quand il pleut
 je ne suis plus au cinéma
 je suis là-bas.  

Ici 
la pluie n'a pas d'identité.