mardi 19 juillet 2016

Tuesday self portrait


A notre retour je restai trois jours à Lima à discuter avec mes amis, à fumer des cigarettes sur la falaise, à réfléchir au problème d'un jeune voisin, Amadeus, qui souffrait de schizophrénie. C'était très inhabituel pour moi. Je croyais qu'un schizophrène n'est pas conscient de son état, par définition, qu'il est trop atteint pour savoir de quoi il souffre, s'il souffre, s'il ne croit pas au contraire que tout le monde est fou sauf lui. L'idée d'une maladie de l'esprit en Europe a toujours ce caractère très fort d'aliénation absolue, qui nécessite l'isolement, l'internement, la privation des droits. Pas forcément au Pérou où chacun cultive un petit potager de folie pour son usage personnel. On demandait à Amadeus : qu'est-ce qui ne va pas ? Il disait : aujourd'hui je me sens un peu schizophrène. Et il prenait deux cachets d'un médicament qu'on lui prescrivait pour se soigner. On bavardait avec lui de sa maladie, paisiblement, d'où elle venait, comment elle se manifestait, de ses creux et de ses pics, de l'effet des médicaments. Les mêmes scènes observées en France nous auraient fait tous passer pour également perturbés, dialogues entendus à l'asile. Il faudrait expliquer le caractère de folie douce qui s'emparait naturellement de chacun dans ce contexte. Même le chat de la maison, Chichi, était névrosé. Il ne voulait pas pisser dans le jardin si le chien Castor s'y trouvait, et le matin, comme il était grand amateur d'olives noires et de fromage blanc, s'il nous arrivait de l'ignorer ou de tarder à lui en offrir, il simulait une crise cardiaque des plus théâtrales. Il y avait donc beaucoup de gentillesse dans les conversations, même quand l'état d'Amadeus s'aggravait et qu'il plongeait dans l'angoisse pure, là où nous ne pouvions le suivre. Quand il en sortait, les amis étaient là, l'épreuve était dédramatisée parce que les ponts n'avaient pas été coupés, et c'est peut-être grâce à ces moments où nous nous laissions flotter avec lui qu'il a pu guérir par la suite, se libérer des médicaments et du mot de schizophrénie.  
Michel Braudeau. La Non-Personne

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